Si l’on ne peut pas radicalement opposer la modalité à la tonalité nous pouvons dire qu’il s’agit d’une conception différente de la musique.
La modalité est déjà présente dans le monde entier bien avant la tonalité. On rencontrait déjà l’emploi des modes au Moyen-âge ou dans les musiques orientales, celtiques…
Cette modalité traditionnelle non tempérée a une construction plutôt horizontale (mélodique) que verticale (harmonique) (facteurs physiques). La musique est monomodale, les gens ne connaissaient souvent qu’un seul mode et n’utilisaient que celui là (contraintes des instruments), l’idée de modalité étant traditionnellement « d’explorer ». Elle joue principalement sur la perception de couleurs, de sensations (nous pourrions dire d’ambiances) d’où l’importance du rythme. Le mode ne pourrait être considéré/entendu totalement comme mode s’il n’avait pas son rythme lui étant lié. C’est une musique qui est également formulaire. L’usage moderne de la modalité s’est ensuite retrouvé chez certains compositeurs classiques (Debussy, Ravel, Messiaen) avec des modes issus du système tonal.
- Les sept modes dits « grecs » issus de la gamme majeure : lydien, ionien, myxolidien, dorien, éolien, phrygien, locrien (que l’on peut classer dans l’ordre du cycle des quintes, du plus « clair » au plus « sombre »). Nous pouvons y ajouter les gammes pentatoniques majeures et mineures (modes défectifs).
- Les modes issus de la gamme mineure mélodique ascendante
- Les modes issus de la gamme majeure harmonique
- Les modes symétriques (à transposition limitée) : la gamme par ton (2), la gamme diminuée (3) théorisée par Messiaen.
La modalité dite harmonique n’est donc pas ancienne et n’est pas non plus extraeuropéenne. Elle diffère de la modalité ancienne de par le fait qu’elle soit tempérée permettant de fait de construire des accords à partir de ces échelles modales et utilisée de façon non formulaire. On y retrouve également la notion de polymodalité successive ou simultanée. Certains traités théoriques, comme ceux de Schönberg et Messiaen, évoqueront l’abandon du système d’accord par empilement de tierces au profit de l’utilisation d’harmonie de quartes cassant ainsi le sentiment tonal. La modalité rompt avec le côté « tertial » de la tonalité et fait surtout usage d’accords modaux ayant été construits à partir de n’importe quelles notes du mode. Ainsi les agrégats, les accords en quartes (ex : « So What » de Miles Davis), l’harmonie parallèle, les pédales ou ostinatos (ex : « Voiles » Debussy) se retrouvent souvent dans les morceaux modaux.
Le jazz est traditionnellement une musique non-écrite. Les musiciens de l’époque se sont surtout formés en écoutant mais toujours avec cette habitude de tout vouloir détourner. Des musiciens comme Miles Davis se sont donc retrouvés à écouter Debussy, ce qui les fit arriver à bout du système tonal avec le be-bop. La tradition du jazz voulait aussi que les musiciens soient aussi sans arrêt à la recherche des sons et/ou couleurs les plus « cool » ou « fun » et d’en user et abuser, d’où l’ajout perpétuel d’extensions aux accords, de recherche de nouveaux voicings (ex : superstructures supérieures en triades). Il ne faut pas négliger non plus le rôle important de l’improvisation qui poussa fortement les musiciens à explorer du côté de la modalité harmonique, donnant ainsi une palette de possibilités plus riches. D’un même accord peuvent être déduis plusieurs modes, considérant chaque accord comme une nouvelle tonique. La notion de degré disparait, les accords n’ont plus de « fonction » mais font plutôt office de « couleur » ; autrement dit l’harmonie n’est plus construite sur l’échelle d’un seul mode. L’emploi également de la gamme mineure mélodique ascendante pour former des accords (non productrice d’accords jusqu’alors) est une nouveauté propre au jazz à partir des années 1960. Tellement révolutionnaire qu’elle en devient « cool ». Le fait que le mineur mélodique produise des accords sonne déjà très jazz moderne et est surtout ce qu’il y a de plus anti-classique.
Avec son système lydien chromatique, George Russell explique que l’on peut faire passer n’importe laquelle des douze notes sur un accord donné mais à chaque fois elles sont hiérarchisées. On sait que telle note sonnera plus stable et que telle autre sera quant à elle plus dissonante. Tel un tiroir à épice, son système permet de choisir le niveau de « tension » créé par l’apport d’une note étrangère à la gamme dite parente. Cela permet de conserver en vue la gamme parente et de savoir où l’on en est et donc de pouvoir se promener de manière contrôlée dans sa liste de modes pour enfin « revenir à la maison » et retrouver la stabilité d’origine. Sachant que plus l’on descend dans son classement et plus on s’éloigne du mode stable (« gravité tonale »).
L’idée de George Russell était de partir du mode lydien et de considérer la note fa comme étant le nouveau do. Le mode lydien (aussi appelé le « sur-majeur ») car beaucoup plus stable et constitué d’un enchainement de quintes justes : fa – do – sol – ré – la – mi – si (le fameux cycle des quintes). Il propose ensuite cinq autres gammes lydiennes (c’est-à-dire comportant un IVème augmenté) découlant du mineur mélodique ou du majeur harmonique mais aussi la gamme par ton et les gammes diminuées (ton-1/2 ton et 1/2 ton-ton). Ces six gammes (également productrices d’accords) couvrent l’ensemble des douze notes ce qui explique donc la « visée chromatique » proposée par Russell ce qui va donc à l’encontre des autres théories existantes sur l’improvisation n’admettant sur un accord donné qu’un nombre restreint de notes. En cela la théorie de Russell ne s’inscrit pas dans la lignée des théories musicales habituelles (antérieures ou postérieures) car il s’est également largement appuyé sur ce qu’il a observé dans le réel pour pouvoir construire son raisonnement ; il l’a ensuite théorisé à sa façon. D’autant qu’au fil des années sa théorie a connu quelques « mises à jour » et enrichissement depuis sa première version en 1953 (la première connue étant la deuxième de 1959) jusqu’à la plus récente de 2001 qu’il aurait probablement continué s’il était toujours en vie.
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